Dalir est moi, on s’est rencontrées au début de l’automne. Les feuilles n’étaient pas encore orangées. En ce mois d'octobre le climat change, les temps changent, Dalir aussi.

Madame, j’aimerais raconter ce que c’est la vie d’une femme afghane, m’a-t-elle soufflé.

Dalir se rappelle, elle n’oublie pas, malgré le temps qui passe. Elle se souvient la petite Dalir, 4 ans, chez elle en terre afghane, dans la maison familiale. Pas une tour grise parmi d’autres où les gens sont entassés les uns sur les autres, vous savez une de ces tours sans personnalité. La maison de Dalir c’est une bâtisse entourée d’arbres majestueux, traversée par un large filet d’eau claire, qui coule généreusement entre les pommiers. La vie. Le bruit des ruissellements. Le vent dans les branches. Le soleil, la lumière. Il fait chaud. Dalir est une enfant vivante, les sens bien éveillés. Elle regarde l’eau avec tout son cœur, elle aime sa rivière. La rivière aussi aime Dalir, elle aime son regard pur et joyeux d’enfant. Elles aimeraient faire un, corps à corps, nues l’une contre l’autre. 

Que va penser ma mère si je me baigne nue ? Elle me dit de ne jamais enlever mon pantalon devant quelqu’un parce que je suis une fille, qu’on ne doit pas voir mon corps, comme plus tard, elle me dira qu’on ne doit pas voir mes seins qui bougent, alors je les cacherai sous des habits épais. Ne pas montrer mon corps, mais il n’y a personne là, à part ma famille, non ? Je suis chez moi. Ce n’est sûrement pas grave. Pis j’ai peur que si je me baigne et que mon pantalon est mouillé ma maman me tape.

Les avertissements de sa mère s'éteignent, emportés par une douce brise qui chatouille ses joues potelées. Balayés par l’amour entre Dalir et la rivère, cet amour vrai, innocent, où la tête n’a plus sa place. C’est trop tard, elle est sans filtres, elle a sauté. Elle goûte à la sensualité des éléments réunis, des clapotis de l'eau, de la fraîcheur qui l'étreint. Elle va rejoindre les enfants qui jouent, n’aspirant plus qu'à ce bain alegre, libre et sincère. Pendant un instant, Dalir et la rivière ne font qu’UNE.

Mon frère est arrivé, il m’a vu plongé, nue. Il m’a engueulé, il m’a marqué le bras en me frappant, j’ai pleuré, j’ai couru chercher ma mère, elle n’était pas là, je suis sortie de la maison, toujours nue, à travers les rues cette fois, et j’ai rejoint mon père au magasin. Il m’a couvert d’un manteau, je suis restée là, à attendre qu’il ferme la boutique pour rentrer chez moi. Mon père ne m’a jamais tapé, il m’a fait un câlin, lui.

Dalir aime son père, son père aime Dalir. Il a toujours lu son âme et vu dans son corps solide sa force de lionne. Dalir n’est pas de celles qui se laissent marcher sur les pieds.

Mon père disait que quand il y avait des bagarres entre les enfants, je tapais toujours plus fort. Mon papa m’a donné beaucoup d’énergie. Il voulait que je reste ici, dans la maison familiale.

Elle aime sentir son père, la confiance qui l’a placé en elle. Il est sa montagne. Elle se sent protégée, elle peut s’appuyer, se laisser porter.

Il me disait tu n’as pas peur Dalir, je suis là. Derrière moi, il y avait toujours la montagne, la montagne c’était mon papa. Mon papa me donnait la sécurité, comme s’il était le dossier de la chaise, sans dossier tu tombes. Moi j’ai toujours écouté mon papa, mais moi je suis fâchée car mon papa ne m’a pas toujours écoutée.

Il y a 3 ans et demi, la montagne s’est couchée. C’était trop tard pour un au revoir comme elle aurait aimé. Dalir est trop loin, elle ne le reverra pas, elle fera son deuil loin de la famille, de ceux et celles qu’elle aime.

Ici je suis toujours toute seule. Ici c’est une autre culture, ici il n’y a pas des gens qui viennent t’aider. Toi tu fais pour toi. Tu n’as pas de force, là-bas il y a plusieurs personnes à côté de toi.

Sa montagne a disparue, en un instant, volatilisée. Dalir est seule. Ce jour là Dalir retira son voile et quitte son mari et son foyer, lieu de milles tourments.

Depuis 11 ans, Dalir marche sur la terre alpine, entourée de montagnes. Toute une chaîne, des centaines de montagnes protectrices, des gladiatrices de la paix, des gardiennes d’eau cristalline. Dalir est en train de se construire un temple de montagnes, pour elle et pour les femmes afghanes. Dalir porte la montagne en elle, elle ne le sait pas encore.

Quelque chose a commencé, le jour de sa mort et avant encore. Aujourd’hui Dalir ne dit plus toujours d’accord, elle a trouvé comment dire non.

 

 

Récit écrit en 2023

 

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