Assia

Où est Assia ?

Je l’ai laissé il y 8 ans, en Syrie.

Assia avait 17 ans. Elle n’est pas venue de son plein gré. Elle n’a pas compris ce que cela signifiait changer de monde. Elle ne savait pas encore, le déchirement.

8 ans ont passé.

Une partie d’Assia est restée là-bas, figée dans ce moment de départ, plongée dans les souvenirs, l’avant, la nostalgie. Le rêve de repartir pour faire face au vide de l’après, à la tristesse d'un quotidien insipide, à l'injustice, aux remords qui rongent. 

La voilà entre deux mondes, troublée dans cet entre-deux.

Au pays, en Syrie, Assia faisait partie la minorité, de celles qui sont doublement oppressées.

Assia est une femme kurde.

Les kurdes n’ont pas les mêmes droits que les arabes, pas le droit à un passeport, beaucoup de familles ne peuvent pas aller à l’école. Moi j’ai eu de la chance, j’ai pu aller à l’école, j’ai même appris l’arabe, mon père était professeur. Il y a beaucoup de différences entre les kurdes et les arabes, les arabes ont droit à des bons supermarchés, à des voitures, à une vie meilleure. La guerre a commencé, moi je me demande pourquoi la guerre a commencé ? Il y a beaucoup de femmes kurdes qui font la guerre. Moi je suis ici maintenant, et c’est pareil, je suis de nouveau la minorité, c’est mieux car il n’y a pas la guerre, mais dans le permis, il n’y a rien qui a changé, et en Syrie au moins il y avait ma famille. Qu’est-ce que je fais là ? Je ne peux pas travailler, pas sortir, c’est difficile de montrer les choses qu’il y a dans le cœur. Le travail, le permis de séjour ce n’est pas facile, le racisme, je sais que ce n’est pas mon pays, j’aimerais être comme toutes les personnes qui sont là, les français, les portugais, l’Europe, pour nous c’est très difficile. On ne peut pas m’enlever le mal que j’ai dans le cœur, t’aimerais pouvoir visiter ta famille, tu ne peux pas, le permis F, ici ce ne sera jamais ton pays, tu n’es jamais tranquille, tous les jours tu réfléchis, comment tu voudrais finir ta vie comme ça ? Il y a quelque chose dans mon corps, dans mon cœur qui est cassé, qui m’empêche de faire des choses.

Rester ou partir ?

Le cœur dit partir. Le cœur appel à la famille, aux souvenirs, aux racines.

La tête dit rester. Assia est venue et a donné la vie à un garçon, il a 6 ans, il est scolarisé. Son fils aux doubles racines. Elle n’est pas la seule à décider, il y a le papa duquel elle est divorcée, elle ne peut pas partir.

C’était un mariage forcé, on a parlé pendant une semaine avec mon futur mari et après je suis venue en Suisse.

Jusque-là, Assia n’a pas décidé de venir, ni de rester.

Rester ou partir ?

Ses yeux se mouillent, le cœur palpite, Assia, restée figée il y a 8 ans est là, toute proche. Elle attend patiemment qu’on lui tende la main, qu’on la prenne avec elle, avec tout l’amour dont elle a besoin. Assia danse le courage. Elle est comme une chenille qui s’apprête à se métamorphoser. L’âme appelle, la vie émerge encore et encore, la mort transforme et ouvre un nouveau voyage. Mais les voyages peuvent faire peur, elle le sait, elle en a connu de ceux qui restent gravés de manière si brutale, fossilisés dans le corps et l’esprit.

On était un petit groupe de 20 personnes, à pied, en bateau, on a eu beaucoup de problèmes pendant le voyage, en Serbie par exemple, le soir, à 2 heures du matin, on a attendu un camion qui n’arrive pas, il y a beaucoup de neige, le froid, il fait très froid, on attend, il ne vient pas, je ne peux presque plus respirer, je n’ai rien à manger pendant ce voyage, un bout de pain parfois. Il y a cet homme qui m’a donné sa veste, la prison, c’est dans ma tête tout ça. La suisse, un passage de frontière jusqu’à la France, parce que tu n’as pas beaucoup d’argent, tu penses acheter un goûter en France pour ton fils, c’est moins cher il paraît, je me suis fait arrêtée, je suis restée 3 heures, elle m’a parlé très méchant, elle m’a parlé très fort, tu connais pas que tu ne peux pas sortir de la Suisse elle m’a crié, tu connais pas que tu ne peux pas sortir. Moi j’ai parlé très gentil avec elle, elle ne voulait pas me laisser partir, moi j’avais mon fils qui sortait de l’école, j’étais tellement stressée, j’ai pleuré toute la nuit, je n’oublierai jamais comment elle m’a parlé, et les gens qui te demandent, qui te regardent comme ça, qui m’ont parlé pas gentiment, pourquoi tu es venue petite en Suisse ? Pourquoi tu n’es pas allée à l’école ? Pourquoi tu prends la place des Suisses, vous prenez beaucoup de choses c’est pas pour toi ? Avant je n’ai rien dit, maintenant je dis que c’est mon choix, c’est moi qui ai choisi.

Assia, restée là, figée il y 8 ans, après des décisions imposées par la famille, elle redevient jour après jour la reine de son royaume.

Assia est en pleine métamorphose.

 

Récit écrit en 2023

 

Créez votre propre site internet avec Webador